ENRAGÉE ? (Auch eine geile Geschichte, von Guy de Maupassant vor über 100 Jahren)
Ma
chère Geneviève, tu me demandes de te raconter mon
voyage de noces. Comment veux-tu que j'ose ? Ah ! sournoise, qui ne
m'avais rien dit, qui ne m'avais même rien laissé
deviner, mais là, rien de rien !... Comment ! tu es mariée
depuis dix-huit mois, oui, depuis dix-huit mois, toi qui te dis ma
meilleure amie, toi qui ne me cachais rien, autrefois, et tu n'as pas
eu la charité de me prévenir ? Si tu m'avais seulement
donné l'éveil, si tu m'avais mise en garde, si tu avais
laissé entrer un simple soupçon dans mon âme, un
tout petit, tu m'aurais empêchée de faire une grosse
bêtise dont je rougis encore, dont mon mari rira jusqu'à
sa mort, et dont tu es seule coupable.
Je me suis rendue
affreusement ridicule à tout jamais ; j'ai commis une de ces
erreurs dont le souvenir ne s'efface pas, par ta faute, par ta faute,
méchante !... Oh ! si j'avais su !
Tiens, je prends du
courage en écrivant et je me décide à tout dire.
Mais promets-moi de ne pas trop rire.
Ne t'attends pas à
une comédie. C'est un drame.
Tu te rappelles mon mariage.
Je devais partir le soir même pour mon voyage de noces. Certes,
je ne ressemblais guère à la Paulette, dont Gyp nous a
si drôlement conté l'histoire dans un spirituel roman :
Autour du mariage. Et si ma mère m'avait dit, comme Mme
d'Hautretan à sa fille : "Ton mari te prendra dans ses
bras... et...", je n'aurais certes pas répondu comme
Paulette en éclatant de rire : "Ne va pas plus loin,
maman... je sais tout ça aussi bien que toi, va..."
Moi
je ne savais rien du tout, et maman, ma pauvre maman que tout
effraye, n'a pas osé effleurer ce sujet délicat.
Donc,
à cinq heures du soir, après la collation, on nous a
prévenus que la voiture nous attendait. Les invités
étaient partis, j'étais prête. Je me rappelle
encore le bruit des malles dans l'escalier et la voix de nez de papa,
qui ne voulait pas avoir l'air de pleurer. En m'embrassant, le pauvre
homme m'a dit : "Bon courage !" comme si j'allais me faire
arracher une dent. Quant à maman, c'était une fontaine.
Mon mari me pressait pour éviter ces adieux difficiles,
j'étais moi-même tout en larmes, quoique bien heureuse.
Cela ne s'explique guère, et pourtant c'est vrai. Tout à
coup, je sentis quelque chose qui tirait ma robe. C'était
Bijou, tout à fait oublié depuis le matin. La pauvre
bête me disait adieu à sa manière. Cela me donna
comme un petit coup dans le coeur, et un grand désir
d'embrasser mon chien. Je le saisis (tu sais qu'il est gros comme le
poing) et me mis à le dévorer de baisers. Moi, j'adore
caresser les bêtes. Cela me fait un plaisir doux, ça me
donne des sortes de frissons, c'est délicieux.
Quant à
lui, il était comme fou ; il remuait ses pattes, il me
léchait, il mordillait comme il fait quand il est très
content. Tout à coup, il me prit le nez dans ses crocs et je
sentis qu'il me faisait mal. Je poussai un petit cri et je reposai le
chien par terre. Il m'avait vraiment mordue en voulant jouer. Je
saignais. Tout le monde fut désolé. On apporta de
l'eau, du vinaigre, des linges, et mon mari voulut lui-même me
soigner. Ce n'était rien, d'ailleurs, deux petits trous qu'on
eût dit faits avec des aiguilles. Au bout de cinq minutes, le
sang était arrêté et je partis,
Il était
décidé que nous ferions un voyage en Normandie, de six
semaines environ.
Le soir, nous arrivions à Dieppe. Quand
je dis "le soir", j'entends à minuit.
Tu sais
comme j'aime la mer. Je déclarai à mon mari que je ne
me coucherais pas avant de l'avoir vue. Il parut très
contrarié. Je lui demandai en riant : "Est-ce que vous
avez sommeil ?"
Il répondit : "Non, mon amie,
mais vous devriez comprendre que j'ai hâte de me trouver seul
avec vous."
Je fus surprise : "Seul avec moi ? Mais
nous sommes seuls depuis Paris dans le wagon."
Il sourit :
"Oui... mais... dans le wagon, ce n'est pas la même chose
que si nous étions dans notre chambre."
Je ne cédai
pas : "Eh bien, monsieur, nous sommes seuls sur la plage, et
voilà tout."
Décidément, cela ne lui
plaisait pas. Il dit pourtant : "Soit, puisque vous le désirez."
La nuit était magnifique, une de ces nuits qui vous font
passer dans l'âme des idées grandes et vagues, plutôt
des sensations que des pensées, avec des envies d'ouvrir les
bras, d'ouvrir les ailes, d'embrasser le ciel, que sais-je ? On croit
toujours qu'on va comprendre des choses inconnues.
Il y a dans
l'air du Rêve, de la Poésie pénétrante, du
bonheur d'autre part que de la terre, une sorte d'ivresse infinie qui
vient des étoiles, de la lune, de l'eau argentée et
remuante. Ce sont là les meilleurs instants qu'on ait dans la
vie. Ils font voir l'existence différente, embellie,
délicieuse ; ils sont comme la révélation de ce
qui pourrait être... ou de ce qui sera.
Cependant mon mari
paraissait impatient de rentrer. Je lui disais : "As-tu froid ?
- Non. - Alors regarde donc ce petit bateau là-bas, qui semble
endormi sur l'eau. Peut-on être mieux qu'ici ? J'y resterais
volontiers jusqu'au jour. Dis, veux-tu que nous attendions l'aurore
?"
Il crut que je me moquais de lui, et il m'entraîna
presque de force jusqu'à l'hôtel ! Si j'avais su ! Oh !
le misérable !
Quand nous fûmes seuls, je me sentis
honteuse, gênée, sans savoir pourquoi, je te le jure.
Enfin je le fis passer dans le cabinet de toilette et je me couchai.
Oh ! ma chère, comment dire ça ! Enfin voici. Il
prit sans doute mon extrême innocence pour de la malice, mon
extrême simplicité pour de la rouerie, mon abandon
confiant et niais pour une tactique, et il ne garda point les
délicats ménagements qu'il faut pour expliquer, faire
comprendre et accepter de pareils mystères à une âme
sans défiance et nullement préparée.
Et tout
à coup, je crus qu'il avait perdu la tête. Puis, la peur
m'envahissant, je me demandai s'il me voulait tuer. Quand la terreur
vous saisit, on ne raisonne pas, on ne pense plus, on devient fou. En
une seconde, je m'imaginai des choses effroyables. Je pensai aux
faits divers des journaux, aux crimes mystérieux, à
toutes les histoires chuchotées de jeunes filles épousées
par des misérables ! Est-ce que je le connaissais, cet homme ?
Je me débattais, le repoussant, éperdue d'épouvante.
Je lui arrachai même une poignée de cheveux et un côté
de la moustache, et, délivrée par cet effort, je me
levai en hurlant "au secours !" Je courus à la
porte, je tirai les verrous et je m'élançai, presque
nue, dans l'escalier.
D'autres portes s'ouvrirent. Des hommes en
chemise apparurent avec des lumières à la main. Je
tombai dans les bras de l'un d'eux en implorant sa protection. Il se
jeta sur mon mari.
Je ne sais plus le reste. On se battait, on
criait ; puis on a ri, mais ri comme tu ne peux pas croire. Toute la
maison riait, de la cave au grenier. J'entendais dans les corridors
de grandes fusées de gaieté, d'autres dans les chambres
au-dessus. Les marmitons riaient sous les toits, et le garçon
de garde se tordait sur son matelas, dans le vestibule !
Songe
donc : dans un hôtel !
Je me retrouvai ensuite seule avec
mon mari, qui me donna quelques explications sommaires, comme on
explique une expérience de chimie avant de la tenter. Il
n'était pas du tout content. Je pleurai jusqu'au jour, et nous
sommes partis dès l'ouverture des portes.
Ce n'est pas
tout.
Le lendemain, nous arrivions à Pourville, qui n'est
encore qu'un embryon de station de bains. Mon mari m'accablait de
petits soins, de tendresses. Après un premier mécontentement
il paraissait enchanté. Honteuse et désolée de
mon aventure de la veille, je fus aussi aimable qu'on peut l'être,
et docile. Mais tu ne te figures pas l'horreur, le dégoût,
presque la haine qu'Henry m'inspira lorsque je sus cet infâme
secret qu'on cache si soigneusement aux jeunes filles. Je me sentais
désespérée, triste à mourir, revenue de
tout et harcelée du besoin de retourner auprès de mes
pauvres parents. Le lendemain, nous arrivions à Étretat.
Tous les baigneurs étaient en émoi : une jeune femme,
mordue par un petit chien, venait de mourir enragée. Un grand
frisson me courut dans le dos quand j'entendis raconter cela à
table d'hôte. Il me sembla tout de suite que je souffrais dans
le nez et je sentis des choses singulières tout le long des
membres.
Je ne dormis pas de la nuit ; j'avais complètement
oublié mon mari. Si j'allais aussi mourir enragée ! Je
demandai des détails le lendemain au maître d'hôtel.
Il m'en donna d'affreux. Je passai le jour à me promener sur
la falaise. Je ne parlais plus, je songeais. La rage ! quelle mort
horrible ! Henry me demandait : "Qu'as-tu ? Tu sembles triste."
Je répondais : "Mais rien, mais rien." Mon regard
effaré se fixait sur la mer sans la voir, sur les fermes, sur
les plaines, sans que j'eusse pu dire ce que j'avais sous les yeux.
Pour rien au monde je n'aurais voulu avouer la pensée qui me
torturait. Quelques douleurs, de vraies douleurs, me passèrent
dans le nez. Je voulus rentrer.
A peine revenue à l'hôtel,
je m'enfermai pour regarder la plaie. On ne la voyait plus. Et
pourtant, je n'en pouvais douter, elle me faisait mal.
J'écrivis
tout de suite à ma mère une courte lettre qui dut lui
paraître étrange. Je demandais une réponse
immédiate à des questions insignifiantes. J'écrivis,
après avoir signé : "Surtout n'oublie pas de me
donner des nouvelles de Bijou."
Le lendemain, je ne pus
manger, mais je refusai de voir un médecin. Je demeurai assise
toute la journée sur la plage à regarder les baigneurs
dans l'eau. Ils arrivaient gros ou minces, tous laids dans leurs
affreux costumes, mais je ne songeais guère à rire. Je
pensais : "Sont-ils heureux, ces gens ! ils n'ont pas été
mordus. Ils vivront, eux ! ils ne craignent rien.
Ils peuvent
s'amuser à leur gré. Sont-ils tranquilles !"
A
tout instant je portais la main à mon nez pour le tâter.
N'enflait-il pas ? Et à peine rentrée à l'hôtel,
je m'enfermais pour le regarder dans la glace. Oh ! s'il avait changé
de couleur, je serais morte sur le coup.
Le soir, je me sentis
tout à coup une sorte de tendresse pour mon mari, une
tendresse de désespérée. Il me parut bon, je
m'appuyai sur son bras. Vingt fois je faillis lui dire mon abominable
secret, mais je me tus.
Il abusa odieusement de mon abandon et de
l'affaissement de mon âme. Je n'eus pas la force de lui
résister, ni même la volonté. J'aurais tout
supporté, tout souffert ! Le lendemain, je reçus une
lettre de ma mère. Elle répondait à mes
questions, mais ne me parlait pas de Bijou. Je pensai sur-le-champ :
"Il est mort et on me le cache." Puis je voulus courir au
télégraphe pour envoyer une dépêche. Une
réflexion m'arrêta : "S'il est vraiment mort, on ne
me le dira pas." Je me résignai donc encore à deux
jours d'angoisses. Et j'écrivis de nouveau. Je demandais qu'on
m'envoyât le chien qui me distrairait, car je m'ennuyais un
peu.
Des tremblements me prirent dans l'après-midi. Je ne
pouvais lever un verre plein sans en répandre la moitié.
L'état de mon âme était lamentable. J'échappai
à mon mari vers le crépuscule et je courus à
l'église. Je priai longtemps.
En revenant, je sentis de
nouvelles douleurs dans le nez et j'entrai chez le pharmacien dont la
boutique était éclairée. Je lui parlai d'une de
mes amies qui aurait été mordue et je lui demandai des
conseils. C'était un aimable homme, plein d'obligeance. Il me
renseigna abondamment. Mais j'oubliais les choses à mesure
qu'il me les disait, tant j'avais l'esprit troublé. Je ne
retins que ceci : "Les purgations étaient souvent
recommandées." J'achetai plusieurs bouteilles de je ne
sais quoi, sous prétexte de les envoyer à mon amie.
Les chiens que je rencontrais me faisaient horreur et me
donnaient envie de fuir à toutes jambes. Il me sembla
plusieurs fois que j'avais aussi envie de les mordre.
Ma nuit fut
horriblement agitée. Mon mari en profita. Dès le
lendemain, je reçus la réponse de ma mère. -
Bijou, disait-elle, se portait bien. Mais on l'exposerait trop en
l'expédiant ainsi tout seul par le chemin de fer. Donc on ne
voulait pas me l'envoyer. Il était mort !
Je ne pus encore
dormir. Quant à Henry, il ronfla. Il se réveilla
plusieurs fois. J'étais anéantie.
Le lendemain, je
pris un bain de mer. Je faillis me trouver mal en entrant dans l'eau,
tant je fus saisie par le froid. Je demeurai plus ébranlée
encore par cette sensation de glace. J'avais dans les jambes des
tressaillements affreux ; mais je ne souffrais plus du tout du nez.
On me présenta, par hasard, le médecin inspecteur
des bains, un charmant homme. Je mis une habileté extrême
à l'amener sur mon sujet. Je lui dis alors que mon jeune chien
m'avait mordue quelques jours auparavant et je lui demandai ce qu'il
faudrait faire s'il survenait quelque inflammation. Il se mit à
rire et répondit : "Dans votre situation, je ne verrais
qu'un moyen, madame, ce serait de vous faire un nouveau nez."
Et comme je ne comprenais pas, il ajouta : "Cela d'ailleurs
regarde votre mari."
Je n'étais pas plus avancée
ni mieux renseignée en le quittant.
Henry, ce soir-là,
semblait très gai, très heureux. Nous vînmes le
soir au Casino, mais il n'attendit pas la fin du spectacle pour me
proposer de rentrer. Rien n'avait plus d'intérêt pour
moi, je le suivis.
Mais je ne pouvais tenir au lit, tous mes
nerfs étaient ébranlés et vibrants. Lui, non
plus, ne dormait pas. Il m'embrassait, me caressait, devenu doux et
tendre comme s'il eût deviné enfin combien je souffrais.
Je subissais ses caresses sans même les comprendre, sans y
songer.
Mais tout à coup une crise subite, extraordinaire,
foudroyante, me saisit. Je poussai un cri effroyable, et repoussant
mon mari qui s'attachait à moi, je m'élançai
dans la chambre et j'allai m'abattre sur la face, contre la porte.
C'était la rage, l'horrible rage. J'étais perdue !
Henry me releva, effaré, voulut savoir. Mais je me tus.
J'étais résignée maintenant. J'attendais la
mort. Je savais qu'après quelques heures de répit, une
autre crise me saisirait, puis une autre, puis une autre, jusqu'à
la dernière qui serait mortelle.
Je me laissai reporter
dans le lit. Au point du jour, les irritantes obsessions de mon mari
déterminèrent un nouvel accès, qui fut plus long
que le premier. J'avais envie de déchirer, de mordre, de
hurler ; c'était terrible, et cependant moins douloureux que
je n'aurais cru.
Vers huit heures du matin, je m'endormis pour la
première fois depuis quatre nuits.
A onze heures, une voix
aimée me réveilla. C'était maman que mes lettres
avaient effrayée, et qui accourait pour me voir. Elle tenait à
la main un grand panier d'où sortirent soudain des aboiements.
Je le saisis, éperdue, folle d'espoir. Je l'ouvris, et Bijou
sauta sur le lit, m'embrassant, gambadant, se roulant sur mon
oreiller, pris d'une frénésie de joie.
Eh bien, ma
chérie, tu me croiras si tu veux... Je n'ai encore compris que
le lendemain !
Oh ! l'imagination ! comme ça travaille !
Et penser que j'ai cru ?... Dis, n'est-ce pas trop bête ?...
Je n'ai jamais avoué à personne, tu le comprendras,
n'est-ce pas, les tortures de ces quatre jours. Songe, si mon mari
l'avait su ? Il se moque déjà assez de moi avec mon
aventure de Dieppe. Du reste, je ne me fâche pas trop de ses
plaisanteries. J'y suis faite. On s'accoutume à tout dans la
vie...
7 août 1883